Une image vaut parfois tout un programme politique. Ces 17 et 18 juillet 2024, Abbas Abbasov, ancien vice-Premier ministre de l’Azerbaïdjan (de 1992 à 2006), préside le « premier congrès des colonies françaises ». A sa gauche, Jean-Jacob Bicep, ancien eurodéputé et membre de l’Union populaire pour la libération de la Guadeloupe. A sa droite, Mickaël Forrest, membre du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, chargé des relations extérieures, appartenant au Front de libération kanak et socialiste (FLNKS). Le gratin des indépendantistes des Outre-Mer français – des Antilles à la Corse, en passant par la Nouvelle-Calédonie – s’est donné rendez-vous à Bakou, la capitale azérie. L’événement a été organisé par le Groupe d’initiative de Bakou (GIB), une ONG créée en juillet 2023, qui a voué son existence à la « lutte contre le colonialisme ».
Depuis sa création, le GIB tisse sa toile auprès de tout ce que la France compte d’indépendantistes. Très attentif aux mobilisations contre la vie chère en Martinique, il tente d’instrumentaliser les troubles qui secouent la Nouvelle-Calédonie depuis quatre mois. Au point d’en inquiéter l’exécutif français. Dès le mois de mai, le ministre de l’Intérieur de l’époque a mis en garde contre les ingérences azerbaïdjanaises à Nouméa. Gérald Darmanin a ainsi regretté « qu’une partie des indépendantistes aient fait un deal avec l’Azerbaïdjan ». Le dossier d’instruction de l’enquête menée par le parquet de Nouméa sur les émeutes démarrées le 13 mai lève un peu plus le voile sur les relations entre certains indépendantistes en vue et le pouvoir de l’ancien satellite soviétique.
Déstabiliser la France
Des perquisitions ont permis de découvrir plusieurs billets d’avion vers l’Azerbaïdjan. Certains d’entre eux, ont remarqué les enquêteurs, ont été payés en manats, la monnaie du pays, par une agence de tourisme azerbaïdjanaise. L’ombre de Moscou, proche allié de Bakou, plane également sur les activités des indépendantistes – la Russie étant mentionnée à plusieurs reprises dans le dossier. Peu étonnant : « La question décoloniale est le dénominateur commun de l’argumentaire contre la France employé par les puissances étrangères », nous expliquait en mars un diplomate du Quai d’Orsay.
A l’origine, l’activisme de Bakou a pourtant été une surprise pour les autorités françaises. « Ce n’était pas du tout sur notre radar », admet un diplomate spécialiste de la région Asie-Pacifique. Et pour cause : les actions de ce pays du Caucase à l’encontre de la France ont une origine récente. Bakou ne digère pas le soutien affiché par Paris à l’Arménie, engagée dans un conflit avec l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh depuis le 27 septembre 2020.
« Poutine, bienvenue en Kanaky »
Le 17 mai, une note publiée par Viginum, le service de Matignon chargé d’identifier la désinformation en ligne, mettait en garde contre « plusieurs manœuvres informationnelles d’origine azerbaïdjanaise » qui ciblaient « la France dans le contexte des émeutes en Nouvelle-Calédonie ». Partagés sur les réseaux sociaux du GIB, ces messages sont souvent doublés de plusieurs articles d’Azertac ou TrendAz, les agences de presse azerbaïdjanaises affiliées au pouvoir. En juillet, l’annonce de « bourses d’études » proposées par Abbasov aux Français ultramarins venus étudier dans les universités du pays a ainsi été reprise par l’écosystème informationnel azerbaïdjanais.
Ces derniers mois, des drapeaux azerbaïdjanais ont fleuri dans les manifestations en Nouvelle-Calédonie. Plusieurs banderoles troublantes – y compris une souhaitant à Poutine la « bienvenue en Kanaky » – ont également été déployées dans les rues du Caillou. En décembre 2023, lors d’une visite du ministre des Armées Sébastien Lecornu à Nouméa, deux femmes se présentant comme des journalistes azerbaïdjanaises se sont mêlées à la foule. Identifiées comme proches des renseignements de leur pays, elles ont été expulsées. Le 16 mai, trois jours après le début des émeutes à Nouméa, le Groupe d’initiative de Bakou a aussi organisé une vidéoconférence à laquelle s’étaient joints des indépendantistes de Guyane française, de Martinique, de Guadeloupe, ou encore de Corse « en solidarité avec les peuples indigènes de Nouvelle-Calédonie ».
Un crochet à Bakou
Pour mener cette offensive, l’Azerbaïdjan s’appuie sur le mouvement des non-alignés. Héritage de la guerre froide, cette organisation regroupe plus d’une centaine d’Etats qui, à l’époque, ne se reconnaissaient ni dans la ligne du bloc de l’Est ni dans celle du bloc de l’Ouest. Elle tient régulièrement des sommets, organisés par une présidence tournante. Bakou l’a occupée de 2019 à 2023, et en a profité pour devenir la championne du combat contre le colonialisme. C’est dans ce cadre, notamment, que le pays est parvenu à tisser des liens avec des figures indépendantistes, allant jusqu’à conclure des accords avec eux. En avril, une élue calédonienne, Omayra Naisseline, a signé avec la présidente du Parlement azerbaïdjanais un mémorandum de coopération parlementaire. Un document vu à Paris comme une tentative d’ingérence étrangère de Bakou en France. « A aucun moment, ni les élus ni le bureau du Congrès n’ont été avertis de la démarche. Nous n’avons aucune idée du contenu de cet accord », fulmine Virginie Ruffenach, présidente (LR) du groupe L’Avenir en confiance au Congrès de la Nouvelle-Calédonie.
Les élus loyalistes – favorables à une Nouvelle-Calédonie française – sont d’autant plus furieux qu’ils s’interrogent depuis longtemps sur les multiples allers-retours des représentants indépendantistes en Azerbaïdjan. Ruffenach, qui partage avec Roch Wamytan, ancien président indépendantiste du Congrès de Nouvelle-Calédonie, un engagement au sein de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF), se rappelle l’avoir vu s’y rendre au cours d’un déplacement. « Nous étions en voyage en Géorgie dans le cadre d’une assemblée générale de l’APF. Le reste de la délégation est reparti à Nouméa. Roch Wamytan a fait un crochet à Bakou », explique-t-elle. Un trajet que l’intéressé nous explique avoir effectué « sur ses propres deniers ».
Des contacts « absolument pas contestés »
Alors à Tbilissi, Wamytan a fait une heure d’avion pour se rendre au sommet ministériel du Mouvement des non-alignés le 6 juillet 2023. En marge de l’événement – partagé sur les réseaux sociaux du FLNKS –, le leader indépendantiste s’est joint à une table ronde intitulée « Vers une complète élimination du colonialisme » avec d’autres mouvements indépendantistes français. A ses côtés, on trouvait notamment Magalie Tingal, représentante à l’ONU du FLNKS. Rien de plus normal pour François Roux, avocat historique du FLNKS : « Les contacts avec l’Azerbaïdjan ne sont absolument pas contestés et s’expliquent car le pays avait la présidence du sommet des non-alignés. »
Curieux des multiples allers-retours entrepris par des élus indépendantistes entre Nouméa et Bakou, les loyalistes se sont donc interrogés. « Nous les avons questionnés sur leurs déplacements et n’avons d’abord pas eu de réponse, raconte Virginie Ruffenach. Jusqu’à ce qu’ils répondent : ‘C’est Bakou qui règle tout’. »
« Billet payé en manats »
Le dossier de l’enquête judiciaire ouverte le 17 mai à l’encontre de Christian Tein, porte-parole de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) – organisation proche du FLNKS – apporte un nouvel éclairage sur ces déplacements. Dans un procès-verbal retraçant les voyages et sorties du territoire visés dans l’enquête, le service des douanes de la Nouvelle-Calédonie a transmis aux enquêteurs plusieurs dossiers de réservations vers Bakou. Sur l’un d’entre eux, réalisé du 16 au 20 avril 2024 – soit dans les jours où a été signé le mémorandum entre Paris et Bakou –, il est mentionné que des « billets ont été payés par une agence azérie en manats [monnaie azérie] » pour six personnes. Parmi eux, Magalie Tingal, la conseillère provinciale représentante du FLNKS à l’ONU. Dans un autre extrait du dossier d’instruction, il est indiqué qu’une « réservation » a été faite « par une agence azérie » le 6 avril 2024 pour un voyage 10 jours plus tard. Le « billet payé en manats » était destiné à Roch Wamytan – qui n’a finalement pas embarqué. Dans un autre procès-verbal, il est encore signalé qu’une réservation a été « faite le 13 décembre 2023 » par une autre agence de voyages située à Bakou en Azerbaïdjan. Payé en manats, le billet est réservé au nom de Brenda Wanabo, épouse Ipeze, la responsable communication de la CCAT, organisation en pointe dans la préparation des émeutes du printemps.
« Quand nous sommes invités à des sommets par l’Azerbaïdjan, Bakou paie les frais de déplacement, confirme à L’Express Roch Wamytan. Le leader indépendantiste est un habitué de la pratique. « Quand nous nous rendons dans des pays de notre propre initiative, nous payons nos billets d’avion. Quand ils nous invitent, ce sont eux qui les offrent », explique-t-il, citant l’exemple du Vanuatu, pays voisin de la Nouvelle-Calédonie. Wamytan relativise, assurant que les billets d’avion des indépendantistes sont aussi réglés « par les Nations unies » lorsqu’ils sont invités à participer à New York au C-24, le Comité spécial de la décolonisation de l’ONU. « C’est la même chose », assure-t-il.
Présence de Moscou
L’Azerbaïdjan n’est pas le seul pays étranger à être mentionné dans le dossier judiciaire. Sur ce même procès-verbal, il est indiqué qu’un certain David Nicolas (dit Davy) Bolo a procédé à une réservation, « le 20 février 2024 par une agence russe », pour se rendre quatre jours à Moscou le même mois. Le billet « payé en francs pacifiques et en roubles » ne sera finalement pas utilisé, le militant indépendantiste ayant semblé se raviser lors d’une escale à Brisbane, en Australie, le 23 février. Deux jours plus tard débutait à Moscou le Forum sur la multipolarité, événement où étaient conviés des activistes venus d’Asie, d’Afrique, d’Europe ou d’Amérique. Alexandre Douguine, idéologue ultranationaliste russe, y est notamment intervenu.
Ce voyage avorté ne surprend pas Roch Wamytan. « Moscou nous a déjà invités à des sommets », explique-t-il. L’ancien président du Congrès calédonien se souvient même d’une invitation « l’année dernière, à une réunion sur la décolonisation en Russie » auquel les indépendantistes calédoniens ont été invités. En juillet 2023, un sommet « Afrique-Russie » était effectivement organisé à Saint-Pétersbourg par Vladimir Poutine. L’activiste panafricaniste Kémi Séba, déchu de sa nationalité française quelques mois plus tard, y était également. « Mais la personne qui avait été désignée pour aller à cet événement n’a pas pu s’y rendre, elle a été bloquée à l’aéroport en Australie à cause de la guerre en Ukraine« , détaille Wamytan.
Cette présence de Moscou dans le dossier d’instruction n’est pas isolée. Dans le document de réquisitions aux fins de placement en détention provisoire, il est indiqué que Dimitri Tein Qenegei, membre de la CCAT, a envoyé le 1er juin à un portable appartenant à « Tein » – le nom du porte-parole et leader de l’organisation – un SMS mentionnant un « message de la Russie ». Son contenu n’a, semble-t-il, pas été retrouvé.
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